Perte du sens de l’histoire et auto-intoxication
On raconte que le célèbre économiste et investisseur de génie, Ben Graham, aimait à raconter une petite histoire ; celle d’un chercheur de pétrole qui, au crépuscule de sa vie, se retrouve devant saint Pierre. Va-t-il entrer au Paradis ?
Pas d’ostracisme ! Il y a bien sa place. Mais il y a un problème, lui explique saint Pierre, « les chercheurs de pétrole sont en surnombre, en ce moment. Vous voyez, ils sont là-bas, dans cet enclos. Et c’est complet : il ne reste plus une seule place ! »
Le nouvel arrivant ne s’avoue pas battu pour autant. « M’autorisez-vous à leur dire quatre mots, pas plus ? » Interloqué, saint Pierre accepte. L’homme se tourne vers ses congénères et leur crie : « Pétrole découvert en Enfer ! » . Aussitôt, tous les chercheurs de pétrole se bousculent vers la sortie. En quelques instants, l’enclos se vide.
Très admiratif — même si ce n’est pas bien moral —, saint Pierre lui ouvre grand la porte : « Votre ruse fait des miracles. Vous pouvez entrer, la place ne manque plus maintenant ! ». L’homme fait un pas… et se ravise aussitôt : « Si ça ne vous dérange pas, je préfère rejoindre les autres. Car finalement, il doit bien y avoir un peu de vrai dans cette rumeur… »
Rumeur et auto-intoxication
Cette histoire nous rappelle combien la rumeur peut avoir de poids dans notre vision du monde et dans nos décisions. Et d’autant plus qu’elle est accréditée par le nombre important de ceux qui la suivent et par l’expertise supposée de ceux qui la diffusent. Que la rumeur intoxique jusqu’à ceux qui l’ont initiée n’est pas le moindre des paradoxes. Mais lorsqu’on songe aux évolutions des cours d’actions et à la part qu’y prennent certains calculs fonctionnant à la manière de prophéties auto réalisatrices, on comprend mieux comment tel est pris qui croyait prendre.
La place de l’information numérique dans notre vie — place qui a toutes les chances de croître encore dans l’avenir — amplifie le phénomène : la rumeur nous revient en boomerang, provenant de sources multiples, parfois simplement relayée, parfois profondément modifiée. L’effet démultiplicateur est beaucoup plus important que par le passé et il devient de plus en plus difficile de démêler le vrai du faux.
Mais ce n’est peut-être pas dans ces manipulations d’informations que réside le plus grand danger.
Le sens de l’histoire
Jusqu’à aujourd’hui, une difficulté importante à laquelle se heurtait l’historien résidait dans la carence des sources : les vides d’information traduisaient-ils une réalité ? Etaient-ils signifiants ? Ou, au contraire, n’étaient-ils que le reflet de la disparition de nombreux documents ? Autrement dit, l’information était-elle fortement biaisée par la destruction ou la disparition de certains documents ?
Pouvait-on faire le pari que les contemporains avaient accordé suffisamment d’importance aux informations qu’ils voulaient nous léguer pour faire en sorte d’en préserver globalement les traces ? Dans ce cas, statistiquement, les faits innombrables qui n’avaient pas survécu dans la mémoire documentaire s’interprétaient comme des épiphénomènes n’ayant pas significativement influencé le cours de l’histoire — du moins la représentation de la réalité historique que ce faisaient les hommes d’alors. Le filtre des ans aurait donc laissé échapper ces informations à juste raison.
Des questions auxquelles il est difficile de répondre, mais que le principe de réalité balayait quoi qu’il en soit d’un revers de main : en pratique, par la force des choses, les réflexions des historiens privilégiaient les informations disponibles. Elles donnaient donc un sens à l’histoire partiellement lié à cette difficulté méthodologique.
Aujourd’hui, nous préparons pour les générations futures des difficultés qui renvoient à celles du passé comme dans un miroir. Car cette fois, c’est la profusion d’informations qui va noyer le sens. Dans un article du China Daily du 28 avril dernier, Chen Yannu, professeur en journalisme et communication de l’Université de Xiamen, constatait : « Les nouvelles d’aujourd’hui seront sans doute l’histoire de demain »[1], ajoutant : « Internet a véritablement révolutionné et démocratisé la fabrication et l’enregistrement de l’histoire »[2] pour finalement s’interroger : « Mesurée à l’aune des critères établis pour l’histoire, cette information est-elle signifiante ? »[3]. Autrement dit, n’allons-nous pas noyer les éléments signifiants de notre temps dans une mer d’informations tous azimuts, en vrac dans les millions d’octets que nous produisons tous les jours ? Combien de temps conserverons-nous un peu de recul pour rester conscients de cette auto-intoxication permanente et ainsi nous en prémunir ? L’exercice est d’autant plus difficile, en effet, que nous travaillons sur le temps court.
Et dans l’entreprise ?
La question se pose également en ces termes pour les dirigeants d’entreprise : dans la masse d’informations aujourd’hui conservée, et qui augmente de façon exponentielle, comment pointer ce qui est signifiant pour une bonne lecture de l’histoire de son entreprise ? Comment y identifier ce qui caractérise sa culture, non pas telle qu’on voudrait qu’elle soit, mais telle qu’elle est en réalité ? Et comment au final ne pas s’auto-intoxiquer, en privilégiant certains aspects séduisants, qui pourraient se révéler en réalité des trompe-l’œil ?
Un antidote : la mémoire humaine
Déjà, peut-être, en se donnant du temps : le temps du recul pour peser cette information. Ensuite, en refusant de se cantonner aux documents écrits — qu’ils soient imprimés ou numériques — et en misant, en complément, sur la mémoire des hommes — ceux qui ont vécu l’entreprise au quotidien pendant de nombreuses années. Car si la mémoire humaine peut reconstruire la réalité, elle permet également de filtrer l’essentiel pour ne retenir que ce qui, au final, a vraiment compté.
Sur l’importance d’identifier sa VRAIE culture d’entreprise, lire également nos articles : Manager par le sens ? Oui, mais pas n’importe lequel ! - Du sens au-delà des paillettes ? - Sept questions à Claude Prigent - Préparer le futur