Publié par Jacques Arnol-Stephan

Les leçons de l’histoire : oui, mais lesquelles ?

La France est un pays qui n’aime pas son histoire. Il suffit de comparer nos pratiques avec les façons dont sont valorisées chez nos voisins d’outre-manche les moindres parcelles du “patrimoine national” pour s’en convaincre. La France, pays des Lumières, préfère le futur… Et pourtant, l’histoire revient aujourd’hui en force tant dans le monde de l’entreprise que dans celui de la politique. La conférence d’ouverture de la Biennale de Réseau Entreprendre — 1750 chefs d’entreprises y participaient — avait pour titre “La mémoire a de l’avenir”. La Société Générale organisait les 9 et 10 octobre derniers un colloque international d’histoire sur le thème “Stratégies, structures et performances des grandes banques. Pourquoi certaines banques durent-elles ?”. Ladite Société Générale a même créé en son sein, en 2005, une “mission Histoire”. Dans le monde politique, le mouvement des Bonnets Rouge en Bretagne multiplie les références et métaphores historiques. Un peu plus au nord, c’est au moins autant au nom de l’histoire qu’en celui de l’avenir que les Ecossais ont souhaité un referendum sur l’indépendance. Et c’est au nom de l’Histoire que Vladimir Poutine a annexé la Crimée…

Dans notre société déboussolée, l’histoire serait-elle en train de devenir un antidote universel contre la perte de sens ? Peut-être, mais à condition de savoir s’en servir…

L’histoire a-t-elle un sens ?

Rien ne change aussi vite que le passé

Michel Heller

L’histoire est le récit généralement inexact d’évènements le plus souvent insignifiants, engendrés par l’action de gouvernants qui, dans leur immense majorité, sont de fieffés gredins, et de soldats presque imbéciles.

Ambrose Bierce

Ces deux citations — y ajouter toutes celles qui vont dans le même sens conduirait à remplir un volume — suffiraient à répondre non à la question titre, si elles n’étaient compensées par d’autres références aussi prestigieuses. Ainsi en est-il, par exemple, du “destin manifeste” de la Nation américaine.

Nombre d’historiens ont tenté de mettre en lumière une logique sous-jacente aux évènements historiques. Ainsi, Fernand Braudel, et avec lui l’ensemble de l’Ecole des Annales, tente-t-il de mettre du sens, de l’ordre, dans ce qui, vu de moins haut, peut sembler une succession d’anecdotes. “[S]a Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II” est une référence en matière “d’histoire non-évènementielle”. Marx bien sûr, et son matérialisme historique, a affirmé haut et fort que l’histoire a un sens, et que celui-ci conduit à l’émancipation de celles et ceux qui travaillent.

Mais l’histoire a ceci de particulier, c’est qu’elle est écrite a posteriori ! Banalité, me direz-vous. Certes, mais lourde de conséquence en matière de sens. Vous avez peut-être eu l’occasion de vous livrer, un jour d’ennui, au petit jeu du labyrinthe. Pour trouver le chemin à suivre pour sortir, rien de plus efficace que de… partir de la sortie ! N’est-ce pas là l’exercice auquel se livrent les historiens quand, de leur présent, ils considèrent le sens de l’histoire ? Mais alors, que se passe-t-il si le labyrinthe dispose de plusieurs sorties ? Le sens que vous trouverez dépendra alors de la sortie que vous aurez choisie…

L’histoire éclaire-t-elle autre chose que le passé ?

Les leçons de l’histoire : oui, mais lesquelles ?

L’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos et qui n’éclaire que le passé.

Confucius

Au Pays des Merveilles, Alice s’apitoyait sur la mémoire qui ne fonctionne qu’à reculons, ne retient que le passé. L’histoire, elle, aide parfois à se remémorer l’avenir.

Michel Heller

Et c’est ainsi que, bien plus que le passé, l’histoire éclaire notre présent. Un doute sur cette affirmation ? Regardez les débats à l’Assemblée Nationale française sur le génocide arménien, ou interrogez-vous sur le délit de négationnisme. N’est-on pas là en train de dire très explicitement que l’histoire s’écrit au présent ?

Car être historien, c’est d’abord choisir. Prenons un temps d’arrêt sur image sur notre présent. Si nous devions répondre à la question « que se passe-t-il aujourd’hui ? », nous serions bien embarrassés. Car il se passe des millions de choses aujourd’hui ! Il nous faut donc choisir un point de vue, et ce choix éclairera notre interlocuteur sur nos valeurs, nos critères, nos présupposés, voire nos préoccupations. Il en est de même pour l’historien. Certes, le “matériel” disponible peut être moins abondant pour ce qui est du passé, surtout lointain, que pour ce qui concerne notre présent hyper connecté. Il n’empêche qu’il nécessite tri et établissement de liens. Ceux-ci résultent du choix de l’historien. Relisez l’histoire de France de Michelet. Et comparez-là avec une histoire écrite plus récemment, sur les mêmes périodes, sans qu’il n’y ait eu de mise à jour extraordinaire de nouveaux documents. Cela ne nous éclaire-t-il pas sur les valeurs et croyances de Michelet, et parallèlement sur les valeurs et croyances de nos historiens actuels ?

Or, ces valeurs et croyances ne sont pas seulement individuelles. Elles sont aussi le reflet d’une société, d’autant que l’historien n’écrit pas pour lui seulement, et que l’acceptation de ses écrits dépendra donc de son “ajustement” à la culture de son temps. Dans un ouvrage passionnant sur la créativité, Mihaly Csikszentmihaly démontre l’impact de l’environnement dans lequel on exerce : nécessité de connaître parfaitement le domaine pour éviter le rejet, poids de la “régulation sociale”, etc. Comment en serait-il autrement pour écrire l’histoire ?

Ceci ne concerne pas seulement la grande Histoire. Une histoire d’entreprise par exemple reflète fortement ceux qui l’écrivent, tant parce que la mémoire est sélective que parce que le récit doit être compatible avec les valeurs du temps. C’est pour cela que de telles histoires sont si précieuses pour décoder une culture d’entreprise, comme nous avons eu l’occasion de l’évoquer maintes fois sur ce blog.

Modéliser, pas imiter

Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce.

Karl Marx

L’Histoire est la science des faits qui ne se répètent jamais.

Paul Valéry

Si l’histoire se contente de bégayer, comme on l’a fait dire à Marx, doit-on en déduire qu’elle ne sert à rien pour préparer le futur ? Certes non. Au contraire, ses leçons sont précieuses. Justement parce qu’elles portent sur quelque chose de bien plus profond que l’anecdote.

On est loin en effet de la maxime “les mêmes causes produisent les mêmes effets”. Les scientifiques nous ont clairement démontré aujourd’hui que ce principe de causalité n’a aucune pertinence dans les systèmes complexes. Inutile donc de chercher dans l’histoire des répétitions qui nous permettraient de prédire le futur. Que celui-ci soit écrit ou qu’il soit à créer est affaire de croyance, mais il est certain qu’il ne se lit pas mécaniquement dans un miroir. En revanche, comprendre quelles ressources — matérielles, mais encore plus culturelles, psychologiques, intellectuelles —  ont permis aux hommes et aux femmes du passé de réussir ce qu’ils ont réussi, voilà qui a du sens. Car les ressources en question sont peut-être toujours disponibles, et, à défaut de permettre mécaniquement de reproduire les réussites passées, elles peuvent peut-être servir à nous construire notre futur.

Pour mieux comprendre la différence entre modéliser des éléments de l’histoire et les imiter, prenons une métaphore. Imaginons que vous soyez séduits par un orateur hors pair, et que vous souhaitiez “faire comme lui”. Si vous imitez ses gestes, sa voix, ses intonations, vous risquez fort de passer pour un clown plutôt que pour un leader charismatique ! Les imitateurs qui nous amusent régulièrement le montrent bien. En revanche, si vous comprenez que sa réussite repose sur une certaine façon d’être pleinement associé quand il parle, que son charme tient au fait qu’il sait installer une vraie position simultanée qui vous donne l’impression d’être à votre place tout en ayant très envie de l’écouter, que sa prestance repose sur une bonne maîtrise de sa statique, de son souffle, de son regard, de son rythme de parole, de ses effets de contraste, de sa résonnance[1], alors vous avez une chance de pouvoir, à votre manière, devenir un excellent orateur. Vous ne l’imiterez pas, vous le modéliserez.

Il en est de même de l’utilisation pertinente de l’exemple que constitue l’histoire, grande ou petite. Comprendre quels sont les ressorts, les croyances partagées, les valeurs, qui ont permis aux hommes et aux femmes de la Renaissance de développer si brillamment leur civilisation peut nous permettre de nous en inspirer, ce qui est bien mieux que de les imiter. Car nous pouvons alors être pleinement nous-mêmes, adaptés à notre époque, et tirer parti du passé. De la même façon, comprendre quelles furent les clés des succès de votre entreprise dans son histoire, et identifier parmi celles-ci celles qui sont de l’ordre de la culture, des valeurs, des convictions, peut être d’une efficacité redoutable pour affronter les périls d’aujourd’hui.

Alors, l’histoire antidote universel à nos peurs et outil pour construire notre futur ? Oui, à condition de la lire dans ce qu’elle a d’universel et d’intemporel, au-delà de l’écume des jours et des évènements.

[1] Les termes en italiques dans ce paragraphe sont un peu techniques ! Ils sont directement issus de la formation “Les Voix de l’Autorité – 4A pour renforcer son leadership” que nous avons créée avec Aline Jalliet, coach de la voix et chanteuse lyrique.

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J
Merci beaucoup Gilbert !
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G
Très bon niveau d'analyse. Merci
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