Publié par Jacques Arnol-Stephan

Charlie’s attitude…

L’émotion est un peu retombée, même si les meurtres quasi quotidiens auxquels Daesh et autres  finiraient par nous habituer la réveillent de temps en temps. En France, le temps de la communion autour d’un hebdomadaire naguère marginal — voire honni — est terminé. Cela me semble un bon moment pour prendre du recul. Les faits sont encore frais dans nos mémoires, et suffisamment distants pour que chacun ait eu l’occasion de se déterminer : Charlie un peu, beaucoup… ou pas du tout.

Soyez rassurés, je ne vais pas tenter d’expliquer les motivations de tout un chacun. Je ne vais pas non plus me livrer à une analyse géo-politico-socio-psychologique. Simplement, je veux vous expliquer pourquoi J2-Reliance a été Charlie dès le 8 janvier, et l’est toujours. Et aussi tenter de relier cette réflexion à l’entreprise et à son management.

La liberté d’expression, notre bien le plus précieux

Il en est de la liberté d’expression comme de bien d’autres éléments qui font, dans nos pays occidentaux en paix, le fond de notre art de vivre : on oublie combien ils sont précieux, tellement nous y sommes habitués. A-t-on conscience de l’aspect précieux de l’air que nous respirons ?

Et pourtant, il suffit de se retourner un peu vers l’histoire pour mesurer ce que nous devons à la liberté d’expression. Que serait notre civilisation sans art ? Et pourtant, sans liberté d’expression, point de Baudelaire, point de Picasso, point de Mozart… La création ne peut exister sans liberté de s’exprimer.

L’art n’est pas le domaine qui vous touche le plus ? Voyons alors du côté des sciences. Galilée a enduré le poids de la censure pour avoir osé s’exprimer en dehors du dogme. Qu’en serait-il de notre vision de la science s’il n’avait d’abord eu la chance de s’exprimer librement, et de rencontrer des soutiens dans le monde intellectuel de l’époque ? Et, bien plus récemment, imagine-t-on ce qu’une éventuelle (auto) censure d’Einstein par respect pour la physique de Newton eût fait de notre compréhension de l’univers ?

On est loin des caricatures de Mahomet à la Une d’un hebdo satirique. Si loin ? Imaginons un instant que le pouvoir de l’Eglise tel qu’il existait il y a cinq ou six siècles n’ait jamais été défié, dans quel monde vivrions-nous ? Les idées avancent toujours à travers le blasphème et l'insolence, même si tous les blasphèmes ne les font pas avancer…

Imaginer un monde moderne sans qu’il y ait jamais eu de droit de blasphémer est aussi impossible qu’imaginer une vie sans respirer. Aurions-nous atteint un tel niveau de maturité dans notre civilisation qu’il serait temps aujourd’hui de renoncer à ce droit, et de proclamer que notre société n’a plus besoin de bouger ?

Un symbole diabolique

Dans un très bel article publié le 12 janvier dernier sur son blog, Monique Mattera nous rappelait que, dans leur étymologie grecque, le symbolique uni et le diabolique divise. Et si Charlie hebdo était un “symbole diabolique” ?

Un symbole, qui a fait communier, dans le monde entier, des millions de personnes autour de la liberté d’expression. Diabolique, comme l’ont très vite rappelé les polémiques du lendemain.

Cette capacité à la fois à unir et à diviser est le propre de la liberté d’expression. La liberté d’expression ne peut être consensuelle. Vouloir la limiter c’est la détruire. Je comprends qu’on puisse penser que “vivre ensemble” importe plus que “vivre libre”. Et que l’on puisse, au nom de ce “vivre ensemble”, condamner la liberté d’expression. Mais la réglementer, la contraindre derrière des idées en apparence sages comme “responsabilité”, “interdiction de provoquer”, “respect des croyances des autres”, c’est en faire une “liberté surveillée”, plus proche de la prison que de la liberté réelle. Et qui aurait la légitimité de s’ériger en surveillant, et la sagesse de s’effacer quand la société humaine évolue ?

Qu’il y ait un débat pour ou contre la liberté d’expression est légitime, et doit pouvoir être exprimé… du moins tant que règne la liberté d’expression ! Mais un débat sain suppose que l’on ne travestisse pas ses idées. La liberté conditionnelle ou surveillée est une non-liberté.

Pour vivre ensemble, il est essentiel de mettre certains actes hors la loi. Ainsi de la violence physique envers son prochain, de l’appel explicite au meurtre, et de tous les crimes reconnus comme tels sous toutes les latitudes et dans toutes les époques. Mais que dire de la criminalisation de “l’apologie du terrorisme” qui vient de faire ses premières victimes en France ? La loi doit punir des faits, pas des pensées, c’est du moins la base de notre système de droit, ce qui fait la différence entre le règne de la raison et celui de la raison du plus fort. Hier, l’apologie du terrorisme qui était d’actualité, c’était les appels à la résistance contre les nazis…

Accepter ce “symbole diabolique” qu’est la liberté d’expression n’est bien évidemment pas accepter en silence tout ce qui est dit ! C’est même, au contraire, accepter de combattre par les idées les idées que l’on juge malfaisantes. Mais quand le combat d’idées cesse parce que l’un des combattants va en prison — ou pire — pour ses idées, la dictature n’est malheureusement pas loin, encore une leçon de l’histoire.

Mille âneries pour un trait de génie

Oui, la liberté d’expression implique que beaucoup d’horreurs puissent être dites. Oui, comme le rappelait il y a quelques jours un survivant d’Auschwitz, on peut trouver sur Internet l’expression d’affirmations négationnistes. Doivent-elles être interdites au nom de la vérité historique ? Je ne le crois pas. La vérité historique doit s’appuyer sur les faits, par sur la loi. Quand l’histoire devient l’objet de débats politiques et de lois, comme l’a été par exemple la question du génocide ou non des Arméniens par les Turcs en 1915, n’en déplaise à mes amis arméniens, on met le doigt dans un engrenage dangereux. La reconnaissance de ce génocide passe par l’éducation, le débat, pas par la censure.

Car il en est de la liberté d’expression comme de l’innovation. Pour mille idées idiotes, inutiles, voire dangereuses, il y aura une idée de génie qui fera avancer le monde. Darwin était un blasphémateur. Aujourd’hui, ce sont les créationnistes qui ont repris le rôle, puisque le darwinisme est devenu la vérité officielle. Qui ose prétendre que l’explication de notre vie sur terre peut se satisfaire définitivement de cette théorie ?

Sur des questions bien plus triviales, bien plus quotidiennes, je connais nombre de chefs d’entreprises qui pourraient à bon escient s’interroger sur le “droit de blasphème” qu’ils tolèrent dans leur entreprise ! Car la bien-pensance est un poison mortel dans un monde en mutation. Dans son ouvrage sur la chute de quelques grandes entreprises majeures (“How the mighty fall”), Jim Collins identifiait l’hubris comme étant la source majeure de ces plantages retentissants. Or, le “blasphème” est un antidote très puissant à l’hubris. Si puissant que les rois de jadis, dans leur sagesse, avaient confié cette mission à leur fou, qui jouissait ainsi d’une immunité qu’aurait enviée nombre de courtisans !

Notre monde bouge, se transforme dans des proportions assez rares dans l’histoire. Je ne sais si cela arrive, comme nous le dit Marc Halévy, tous les 500 ans. Mais ce que je sais, c’est que nul être vivant aujourd’hui n’a eu l’occasion d’en vivre précédemment l’équivalent, et que nul ne peut prétendre avoir expérimenté la solution magique à nos crises. Est-ce vraiment le moment de censurer la créativité, parce que certaines idées sont dures à supporter ?

Apprendre la liberté

En 1968, un slogan affiché sur les murs de Paris proclamait : “la liberté […], ça ne se demande pas, ça se prend”.

J’en ai censuré la partie la plus scandaleusement machiste, qui n’aurait eu qu’un intérêt documentaire. Mais plus fondamentalement, je voudrais en modifier la chute : la liberté, ça ne se demande pas, ça s’apprend !

Reste à bien réfléchir à la façon dont cela s’apprend. Je lis beaucoup de prises de position aujourd’hui suggérant que l’apprentissage de la liberté, c’est l’apprentissage de l’autocensure. Apprendre la liberté, ce serait apprendre à faire un usage modéré de sa propre liberté.

Ceux qui m’ont suivi jusqu’à ces lignes auront probablement deviné que je ne partage pas ce penchant pour la censure, fût-elle “auto”. A mes yeux apprendre la liberté, c’est d’abord apprendre la liberté de l’autre. Apprendre à accepter que l’autre soit libre de penser et de dire ce qu’il veut, même si cela heurte profondément mes convictions, mes croyances, mes valeurs. Gregory Bateson affirmait : « La sagesse vient s'asseoir autour de la table quand on parle de nos différences sans avoir aucune envie de les change. ». Sans aller jusqu’à faire mienne cette affirmation — car je garde jalousement mon droit à polémiquer —, j’en adopte au moins une version allégée : la sagesse, c’est de pouvoir parler de nos différences sans avoir envie de nous exclure mutuellement pour cela.

Apprendre ainsi la liberté, c’est apprendre à accepter la contradiction, c’est apprendre à accepter les remises en cause, aussi profondes soient-elles. Et si on considère cet apprentissage-là sous un angle systémique, on voit alors combien il est fécond ! Contrairement à l’autocensure, qui, appliquée aux limites, conduit à tarir toute source de pensée nouvelle, l’apprentissage de la liberté de l’autre conduit à une ouverture qui n’a de limite que l’imagination de 7 milliards d’êtres humains. 

Dans une période où les défis posés à notre imagination, tant dans l’entreprise que plus globalement dans la société, sont inégalés, trouver une voie qui, si elle était suivie par le plus grand nombre, multiplierait nos chances de trouver de bonnes idées parce qu’elle multiplie la liberté d’en émettre, me semble sage. Et, puisqu’il ne peut s’agir, en matière de liberté, de demander à quelque institution de décréter le départ sur cette voie, il me semble que l’entreprise peut parfaitement être un très beau terrain d’apprentissage de cette liberté-là. C’est aussi cela, l’empowerment.

Alors oui, à J2-Reliance, nous sommes “Charlie”. Non parce que nous aimons la provocation. Non parce que nous approuvons les prises de position d’un hebdomadaire qui reste, heureusement, marginal. Mais parce que nous croyons fortement que la liberté d’expression est non seulement un droit inaliénable, mais un devoir pour permettre à l’humanité d’avancer et à nos sociétés, petites ou grandes, de relever les défis de cette mutation du XXIe siècle.

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