Publié par J2-Reliance

Eloge du chaos ?

Lecteur quotidien de la presse française, anglaise et américaine, je n’ai jamais autant vu de références au chaos qu’au cours de ces derniers mois. Cela a commencé avec le Brexit, qui allait amener le chaos tant en Grande-Bretagne que sur le continent, s’est poursuivi avec l’élection de Donald Trump, et continue aujourd’hui. Il n’y a que l’embarras du choix pour les thèmes candidats au titre de “fauteur de chaos”.

Mais si le chaos était notre allié, ou en tous cas un point de passage obligé, dans un monde dont on se plaît à dire qu’il vit une mutation profonde ? Et si c’était aussi un passage obligé dans l’entreprise, quand on veut mettre en place des changements réels et durables ?

La béance des commencements

Chaos est d’origine grecque. Non, il ne s’agit pas ici d’humour sur la situation de l’euro en Grèce, mais d’étymologie. Chaos est, dans la mythologie grecque, l’élément primordial, qui précède le monde et les dieux. Chaos a plus tard, bien plus tard, donné naissance au mot gaz, par analogie probablement avec le désordre supposé de la béance originelle.

Aujourd’hui, nous n’avons gardé du chaos que l’idée de désordre, et oublié que c’est du chaos que naît l’ordre, que peut naître un nouvel ordre.

Pas de changement réel sans désordre

Il y a deux types de changements. Ceux que l’on peut appeler “cosmétiques”, qui changent la surface sans changer les fondamentaux : les alternances politiques sont souvent de ceux-là, puisqu’elles ne touchent généralement pas en profondeur les structures d’une société, sa “loi fondamentale”, ainsi que l’on nomme les Constitutions.

En entreprise aussi, les changements les plus fréquents sont de cet ordre : qu’il s’agisse de nommer de nouveaux dirigeants, de lancer de nouvelles gammes de produits ou services, d’ajuster une organisation, il est rare que le besoin de redéfinir les fondamentaux se fasse sentir…

Ou devrions-nous dire “il était rare…” ? Car si notre monde connaît réellement une mutation, comme le disent de plus en plus de prospectivistes, d’économistes ou de sociologues, peut-on se contenter de changer en surface ? La redéfinition des équilibres mondiaux que provoque, par exemple, la puissance retrouvée de la Chine, pour ne citer qu’elle, la transformation des relations que permet l’explosion d’Internet et des médias sociaux, les territoires inexplorés qu’ouvrent les nouvelles technologies, de l’Intelligence artificielle aux biotechnologies en passant par les nanotechnologies, ces changements peuvent-ils se satisfaire d’adaptations en surface ?

C’est ici qu’intervient le deuxième type de changement, le changement structurel. Il ne s’agit plus seulement de modifier la surface, mais bien de toucher aux fondamentaux. En politique, ce peut être par exemple modifier les règles d’exercice du pouvoir et des relations internationales en quittant l’Union Européenne. Dans l’entreprise, il peut s’agir, comme le disait naguère le patron d’IBM France, de “tout changer, sauf ses valeurs, pour survivre”. Tout, c’est-à-dire son business model, sa culture managériale, voire son ou ses métiers.

Mais comment imaginer que de tels changements se fassent sans résistance ? Ce serait avoir une bien piètre opinion de la stabilité précédente que d’imaginer que l’on peut toucher aux structures sans d’abord les affaiblir. Car ce qui fait la stabilité d’une organisation, c’est justement une certaine forme de rigidité de sa structure. Sauf les start-ups aux premiers stades de leur développement, il n’existe pas d’entreprise suffisamment souple pour ne pas avoir engendré des blocages qui freinent son adaptation, et encore plus bien sûr les mutations éventuellement nécessaires. Pour dépasser ces blocages et permettre une nouvelle naissance, il faut d’une certaine façon retrouver la “béance originelle”.

Méfiez-vous des vendeurs de miracle !

Le chaos retrouve alors son sens d’origine : les prémisses d’un nouveau commencement. Je ne tenterai pas de traduire concrètement cette idée dans le monde politique, ce n’est pas mon domaine. Dans le monde de l’entreprise en revanche, j’ai eu maintes fois l’occasion d’accompagner des changements suffisamment profonds pour qu’ils ne puissent pas faire l’impasse sur une phase plus ou moins longue de chaos. J’évoquais plus haut le patron d’IBM France. Il faisait, lorsqu’il a prononcé la formule que je cite, référence à cette période de la fin du siècle dernier où IBM, tout géant qu’il fût, a failli disparaître sous les coups de boutoir des PC et autres innovations, et a dû complètement réinventer ses métiers et son business model. Bien plus récemment, parlant de la libération de son entreprise, Alexandre Gérard relatait les troubles, les recherches, les avancées à tâtons qui ont caractérisé les premiers mois de cette transformation, avant d'aboutir à une nouvelle stabilité et un beau succès. Et, là encore, c’est la nécessité absolue de changer pour survivre qui l’avait conduit à prendre ce risque.

Quarante ans de vie professionnelle, dont vingt en contact avec de grands professionnels — dirigeants d’entreprise ou psychologues et sociologues d’organisation — m’ont démontré qu’en matière de changement, profondeur et facilité sont incompatibles. Les méthodes “le changement facile en dix étapes” ressemblent à ces potions miracles du XIXe siècle : elles soignent les gens et les organisations en bonne santé, qui n’ont pas besoin de changer vraiment ! L’espoir fait vivre, dit le proverbe. En l’occurrence, il peut aussi tuer des organisations qui se condamneraient, par peur des difficultés, à des changements cosmétiques alors que leur situation imposerait de vrais changements, en profondeur.

Faites du chaos un allié

John Maynard Keynes disait, à propos d’innovation : « Le plus difficile, ce n’est pas d’accueillir les idées nouvelles, c’est de se défaire des idées anciennes ». C’est là qu’une certaine dose de chaos, de désordre, est nécessaire : pour troubler le regard et donc obliger à regarder dans une autre direction, pour déstabiliser et donc ouvrir la possibilité d’un nouvel équilibre, pour faire sauter certains points de blocages et donc permettre de retrouver un chemin.
Changer en profondeur, en structure, n’est jamais sans risque. Il importe donc de bien en mesurer la nécessité avant de s’engager dans un tel changement. Changer en structure ne peut jamais faire l’économie d’une période de trouble, de déstabilisation, de chaos. Il importe donc, une fois prise la décision d’y aller, de se faire bien accompagner, et de garder en repères stables les valeurs et critères qui resteront pertinents, quelle que soit la forme nouvelle de l’organisation qui naîtra du “chaos”.

Et finalement, dans notre monde en mutation, les chefs d’entreprises ont-ils vraiment le choix ? Ne sont-ils pas condamnés à s’adapter au rythme imposé par “le monde”, et à accepter l’incertitude sur le chemin, s’ils veulent préserver leur cap ?

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