Eloge de la procrastination
“Non ! Tu ne vas quand-même pas écrire un éloge de la procrastination1 !” Cette réaction de mon associée quand je lui ai annoncé que je voulais écrire cet article illustre bien à quel point notre société est “droguée à l’action”. Rosabeth Moss Kanter, professeur à la Harvard Business Review intitulait son billet il y a quelques jours : “Quatre raisons pour lesquelles n’importe quelle action vaut mieux qu’aucune”. Et si on prenait un peu le temps d’y réfléchir ?
“C’est bien connu que les personnes actives en font le plus. Leur secret est simple : elles n’arrêtent jamais d’avancer”. C’est par ces quelques mots, qui ressemblent fort à une tautologie, que Rosabeth Moss Kanter débute son billet. Et cela est difficilement contestable : si je suis toujours en train d’agir, la probabilité que je “fasse quelque chose” augmente effectivement très fortement !
Loin de moi l’idée de brocarder les qualités professionnelles de Rosabeth Moss Kanter. Et, si je prends prétexte de son article pour écrire ce billet, ce n’est pas dans l’intention de caricaturer sa position, mais de nous proposer un instant de réflexion et de remise en perspective.
Une civilisation entièrement tournée vers l’action …
François Jullien le pointait dans son “Traité de l’efficacité”, la civilisation occidentale est entièrement tournée vers l’action. Et certes, au fil des siècles, cela, en final, nous a plutôt bien réussi : progrès des sciences, des technologies, de l’espérance de vie, de la richesse.
Mais y a-t-il une relation de cause à effet ? On peut en douter si on accepte, toujours en référence à François Jullien, le constat que la pensée asiatique, de Confucius au Tao en passant par Sun-Zu, est, au contraire, fortement basée sur l’éloge de la “non action”. L’émergence de l’Asie comme puissance dominante du XXIème siècle semble montrer que ce modèle de pensée vaut au moins le nôtre …
Dans l’entreprise aussi, la prégnance de l’action sur la réflexion
Il serait sûrement hasardeux de dire que les chefs d’entreprises et les managers agissent sans réfléchir. Mais “just do it” est souvent un slogan qui pourrait être partagé et amplifié par nombre de chefs d’entreprises que je connais. Le problème, c’est que parfois, ce “just do it” s’assimile plus à de l’automatisme qu’à de la volonté d’avancer bien pesée. Et, dans une période d’incertitude, de flou et de redistribution des cartes telle que nous la connaissons aujourd’hui, les automatismes peuvent être tout simplement mortels pour l’entreprise. Ce n’est pas en ajoutant du bruit au bruit, du mouvement brownien au mouvement brownien que l’entrepreneur comprendra les enjeux des mutations profondes que traverse notre économie, et saura placer son entreprise sur une trajectoire de réussite.
L’action à tout prix, un symptôme d’évitement ?
En matière de comportements individuels, on constate que l’action incessante est bien souvent un symptôme de ce qu’on appelle une attitude d’évitement. Remplir son temps pour éviter de voir le vide, de questionner le sens. N’en est-il pas en partie de même dans l’entreprise ? Fukushima nous rappelle que l’action permanente, immédiate, sans pause, peut avoir des conséquences dramatiques. Car elle conduit souvent les chefs d’entreprises à balayer les risques d’un revers de main : “avançons, ne perdons pas de temps à réfléchir à ce qui pourrait mal se passer !”
Prendre le temps de donner du sens à l’action
Faut-il alors, par précaution, s’arrêter d’agir ? Bien évidemment, non ! Mais il est urgent de redonner du sens à nos actions. Le mouvement brownien est désordonné. Et je ne peux m’empêcher de voir dans la crise de confiance manifeste que vit notre société — et qui touche aussi nombre d’entreprises — une conséquence de ce mouvement désordonné. La bonne réponse au manque de temps, comme l’écrivait déjà il y a quinze ans Jean Chesneaux, c’est de chercher et de (re)donner du sens.
Alors, agir, certes ! Mais sans oublier cette pensée du pape du management Peter Drucker : “Il n’y a rien d’aussi inutile que de faire efficacement ce qui n’aurait simplement jamais dû être fait”.
1- Procrastination : tendance à remettre au lendemain ce qui pourrait être fait immédiatement