Enfants gâtés ou piège des statistiques ?
Le dernier baromètre Ipsos / Endered montre que les salariés français sont les champions d’Europe de la démotivation. 40% d’entre eux affirment avoir une motivation faible au travail, 52% une motivation moyenne ! Ils ne sont que 7% à afficher une forte motivation, contre 16% en Espagne, 15% en Allemagne, et même 9% en Italie ! Lanterne rouge en termes de motivation, les salariés français n’en sont pas moins heureux, puisque 86% d’entre eux s’affirment « heureux dans leur travail » et « fiers de leur travail ». On a l’impression de lire les résultats d’une enquête sur la motivation des adolescents à l’école : démotivés, mais heureux !
Méfions-nous des statistiques, elles couvrent dans une même moyenne des réalités si différentes qu’il est souvent et hasardeux de les interpréter, et encore plus de les intégrer dans une logique d’action. Prenons néanmoins le risque d’en éclairer quelques réflexions sur le management …
D’abord, s’appuyer sur la bonne nouvelle
Car il y a une bonne nouvelle dans cette enquête. C’est que, malgré l’image très négative qui est trop souvent distillée en France sur l’entreprise, 7% des salariés sont fortement motivés au travail. Ce n’est pas rien … et pourtant, les analyses et les questionnements font comme si ! Car c’est rarement à eux que l’on s’adresse pour les comprendre, et donc pour identifier ce qui pourrait devenir des ressorts de motivation … pour les autres. C’est pourtant eux qui ont la clé, et c’est sur eux qu’il faut s’appuyer pour réussir le passage de notre pays à l’âge adulte de l’entreprise !
Oser questionner, interpeler, avant de chercher à satisfaire
Face aux résultats de l’enquête, Julia Pironon et Nicolas Tannenbaum indiquent quatre enjeux majeurs : redonner confiance (à titre individuel et collectif), favoriser l’employabilité, promouvoir le mieux-vivre en entreprise, redonner du pouvoir d’achat.
C’est là en effet la réponse directe aux préoccupations qu’expriment les sondés. Mais chercher à y répondre aussi directement, n’est-ce pas aussi les valider ? Ne conviendrait-il pas auparavant d’essayer de les analyser, voire d’en contester la légitimité ? Car, si les salariés sont globalement heureux, ne serait-il pas légitime d’exiger en échange un peu de motivation dans leur travail ? On peut se demander si la démotivation dont il est fait état ne tient pas simplement du refus d’accepter la dureté des temps économiques, et si une “secousse de conscience” ne constituerait pas une piste de réponse.
On ne peut plus avoir le beurre et l’argent du beurre
La mutation profonde de l’économie mondiale, dont l’Europe entière — à l’exception de la France, si on en croit The Economist ? — prend conscience, ressemble un peu au douloureux passage de l’adolescence protégée vers l’âge adulte contraint d’affronter les réalités. Elle impose de (re)venir à des fondamentaux comme, par exemple, gagner de l’argent avant de le distribuer, rembourser ses dettes avant de pouvoir en faire d’autres, travailler plus pour rester dans la course mondiale … Dans ce contexte, on comprend la préoccupation exprimée par beaucoup sur la pérennité de leur emploi ou sur l’évolution de leur pouvoir d’achat. Mais est-ce une raison pour être démotivé, alors même que la motivation est une des “armes” de la guerre économique ? Il est temps de dire clairement la vérité : les années qui viennent seront difficiles, cessons de rêver que l’on peut durablement être riche en travaillant peu. Car à trop encourager le rêve, on finit par le transformer en cauchemar.
Responsabiliser, et donc former et informer
Passons très rapidement sur la question du pouvoir d’achat. Là où le bât blesse le plus, c’est dans la diminution constante, au cours des dernières années, du “libre à dépenser”, c’est-à-dire de ce qui reste une fois que toutes les dépenses obligées, du logement au transport en passant par les charges sociales et les impôts, ont été réglées. Ne serait-il pas temps de se pencher sur la question de comment redonner un peu de marge de manœuvre et de choix aux individus, plutôt que sur une impossible augmentation indifférenciée du pouvoir d’achat ?
Car la faiblesse du libre à dépenser est un élément, parmi d’autres, qui contribue à une infantilisation durable des salariés. On peut y ajouter pêle-mêle l’assistanat, le cocooning, la sous-information, voire le mensonge — au moins par omission — sur l’économie réelle, la directivité tatillonne, la confusion des objectifs par manque de sens affirmé…
Le devoir du management, au contraire, c’est d’expliquer, de recadrer si besoin, et de responsabiliser. Certes, ce n’est pas toujours facile, surtout dans un pays qui a poussé très loin la vénération de l’état-providence et de la protection qu’il est sensé assurer. Mais ce n’est pas impossible ! Les hommes et femmes de l’entreprise sont bien plus intelligents que ce que l’organisation leur permet d’exprimer !
Expliquer la réalité de la concurrence mondiale, expliquer les contraintes financières de l’entreprise, recadrer les attitudes trop laxistes, exiger de chacun qu’il assume ses choix et ses arbitrages en termes de rapport entre son implication et sa rémunération, voilà les bases réelles du leadership dans l’entreprise. C’est peut-être au départ un peu plus difficile que de faire le gros dos devant les insatisfactions latentes de ses équipes, mais ô combien plus gratifiant et plus efficace sur le moyen terme ! Car alors, on peut vraiment établir un espace de confiance dans l’entreprise, de cette confiance qui se mérite parce qu’elle se donne sans barguigner.
Les salariés français sont démotivés ? Eh bien, il est temps de leur dire clairement que ça n’est pas le moment. C’est là la meilleure preuve de confiance que l’on peut leur donner. Et c’est urgent si on ne veut pas s’enfoncer dans le déni de réalité.
[1] La Une du numéro du 31 mars de The Economist portait un titre choc : France in denial (La France dans le déni de réalité)