L’art délicat de l’interprétation
A la manière de Monsieur Jourdain, nous passons notre vie à interpréter ce qui nous entoure sans même nous en rendre compte. C’est une nécessité vitale : nous ne pourrions traiter, digérer, utiliser la masse d’informations qui nous inonde en permanence sans la passer au crible de filtres multiples : ceux-ci vont nous faire rejeter certaines données qui ne nous concernent pas ou en retenir d’autres. Ce premier travail de tri se fait naturellement, sans que nous en ayons conscience. Nombreuses ont été les expériences qui ont démontré par exemple qu’après avoir examiné quelques minutes une photo, la description qui en est faite par divers “cobayes” en est différente : nous n’avons pas tous vu exactement la même chose.
Et ce sont d’autres filtres qui jouent encore quand, une fois ces informations enregistrées consciemment dans notre cerveau, nous allons leur donner du sens… un sens. C’est comme ça, par exemple, que nous sommes capables de reconnaître une connaissance au milieu de la foule.
On comprend bien que si cette capacité est nécessaire, elle est néanmoins porteuse d’un certain nombre de risques : ne laisse-t-on pas passer des informations essentielles ? Ne donne-t-on pas parfois une signification erronée aux autres ?
Mais l’art de l’interprétation ne s’arrête pas à la dimension inconsciente de cette capacité. Elle a également une dimension plus consciente, qui est essentielle à l’exercice de pratiquement toutes les activités humaines. Pourtant, tout n’est pas toujours aussi simple… Les deux histoires qui suivent permettront d’en décortiquer quelques-uns des ressorts. Elles mettent toutes deux en scènes des sommités intellectuelles dont on n’imagine pas qu’elles pourraient se laisser piéger par leurs “pré-jugés”. Et pourtant !
Une interprétation erronée du résultat
Commençons par l’histoire d’un scientifique qui fut précurseur dans le domaine du nucléaire — Enrico Fermi. Dans les années trente, Fermi part d’une hypothèse : il doit exister dans l’univers des éléments possédant plus de protons que l’uranium, élément qui, avec ses 92 protons, est le plus lourd connu. En bombardant un noyau d’uranium avec des neutrons, on devrait parvenir à créer successivement deux nouvelles particules, respectivement composées de 93 et 94 protons.
Fermi tente l’expérience, et obtient en sortie effectivement deux “choses” radioactives tout à fait inconnues jusqu’alors, qu’il baptise ausénium et hespérium. Euréka ! Il patiente quelques années, attendant une réfutation quelconque du monde scientifique. Mais comme elle ne vient pas, il confirme sa découverte et reçoit à ce titre, en décembre 1938, le prix Nobel de physique (1).
Seulement, tout juste une semaine plus tard, un autre chercheur reproduit la même expérience. On s’aperçoit alors avec stupeur que les éléments produits sont en réalité plus “légers” que l’uranium de départ. Impossible de ce fait qu’il s’agisse bien d’ausénium et d’hespérium tels que Fermi les avait imaginés. Que s’est-il passé en réalité ? Trop confiant dans la logique de son raisonnement, Fermi n’était pas allé au bout de la preuve. Il n’avait pas vérifié la composition exacte de ses “produits”… et, de ce fait, s’était trompé de bout en bout. Pourtant, il avait fait sans le savoir une découverte exceptionnelle en réalisant… la première fission nucléaire.
Une erreur dans la démonstration
Allons plus loin avec la seconde histoire (2), qui se déroule un peu plus tôt chronologiquement, au tournant des XIXe et XXe siècles. Le “héros” cette fois en est Poincaré — pas l’homme politique, mais le physicien, Henri, considéré comme l’un des plus grands savants de son temps. Poincaré avait réussi une superbe démonstration mathématique qui permettait d’affirmer la stabilité de l’univers : les planètes tournent autour de leur soleil dans un ordonnancement immuable que rien d’intrinsèque ne peut remettre en question. Cette démonstration, personne jusque-là n’avait réussi à la faire. C’était une grande première, non pas tant par la difficulté de l’exercice que par le résultat dont toute la communauté scientifique avait l’intuition, mais que personne n’était jusque-là parvenu à prouver. La démonstration fait le tour des milieux autorisés, et tous admirent la justesse des équations et de leur enchaînement.
Seulement, voilà : quelque temps plus tard, Poincaré s’aperçoit qu’il a commis une banale erreur de calcul. Il reprend ses travaux et réalise qu’en fait, sa démonstration conduit à une conclusion inverse à la précédente : l’univers est instable, rien ne permet d’affirmer qu’une planète ne déviera pas un jour de sa trajectoire sans raison apparente.
On peut s’interroger sur ce qui a permis cette erreur. Comment imaginer qu’un tel scientifique puisse faire une simple faute de calcul sans s’en apercevoir ? Mais voilà, il est beaucoup plus rassurant d’imaginer que l’univers est stable ! Il n’en faudrait pas beaucoup pour penser que la nécessité “vitale” de cette (mauvaise) interprétation a conduit le grand savant à commettre cette (nécessaire) erreur : sans elle, il ne parvenait pas à un résultat “acceptable”. A tout le moins, le résultat initial de sa démonstration — conforme à son attente — ne l’incitait-il pas à remettre en question le raisonnement qui précédait.
Management et interprétation
Quel enseignement tirer de ces histoires pour le monde de l’entreprise ? Le management est également un art d’interprétation. Il nécessite donc lui aussi d’acquérir et de développer les deux capacités complémentaires qu’illustrent ces histoires :
- Si vous n’avez pas une interprétation a priori des données, de ce qui est entrain de se passer dans une relation managériale, vous ne pouvez pas avancer. Cette interprétation naît du rapprochement pertinent de plusieurs informations, y compris celles que vous transmettent vos sens — la posture de votre collaborateur, ce qu’il vous dit et comment il vous le dit, la façon dont s’est passée la dernière réunion dans laquelle il intervenait, le résultat de ses ventes du mois dernier ou même sa poignée de main ce matin…
- Mais si vous n’êtes pas capable de remettre en cause votre raisonnement et de bien questionner a posteriori cette interprétation, vous risquez de vous fourvoyer… voire de passer à côté de quelque chose d’essentiel.
Le manager est donc toujours sur le fil du rasoir. Il doit relier la masse d’informations qu’il capte dans le cadre de sa fonction, pour lui donner du sens — un sens qui permette à l’entreprise et aux membres de son équipe de progresser. Il est alors en position de “projection”. Et dans le même temps il doit se montrer extrêmement prudent dans son analyse, la tester et, en tout état de cause, s’assurer qu’il a touché juste, qu'il n'a ni sur-interprété, ni omis certains indices — bref, qu'il n'a pas pris ses désirs pour des réalités ! Pour cela, la projection doit céder la place à la "simultanéité". Pour pouvoir ainsi changer de posture, il lui faut du recul, qu'on appelle aussi en termes techniques la “métaposition”.
L'apport du coaching managérial
Pas toujours facile de faire seul cette gymnastique ! Le recul que les scientifiques cherchent à travers la réfutation de leur théories encore hypothétiques, comment un manager pris dans les urgences du quotidien peut-il se l'offrir ? C'est ce que peut lui apporter le "coaching managerial". En intervenant au niveau des personnes, des équipes ou plus globalement de l’entreprise, en identifiant des choses que seul un œil à la fois exercé et extérieur au “système entreprise” peut généralement détecter, un tel accompagnement permet au "coaché" de se regarder agir, et de prendre ainsi de la distance par rapport à ses interprétations parfois trop rapides. Mais là encore, le travail du coach est un équilibre permanent autour de l’interprétation, qui passe par des questionnements appropriés et un doute salutaire, ouvrant de nouvelles perspectives à l’entreprise, perspectives que seuls ceux qui sont dedans peuvent percevoir vraiment et mettre à profit !
Moralité :
L'interprétation est à la fois notre ressource la plus efficace pour comprendre le monde et se donner ainsi les moyens d'agir, et une réserve infinie de pièges pour nous masquer les réalités que nous ne voulons pas voir. Ça vaut le coup de se donner un peu de temps pour interpréter le plus justement possible, non ?
(1) Voir les nombreux articles parus sur le sujet ces dernières semaines dans le cadre du 75e anniversaire de ce prix Nobel.
(2) D'après le livre de Hervé Zwirn, Les systèmes complexes — Mathématique et biologie ; oct 2006 ; Ed. Odile Jacob