La philosophie au secours de l'entreprise ?
Dire que notre époque est pleine d’incertitudes est devenu un lieu commun. Comme si c’était là sa principale caractéristique ! Donnons-nous un peu de temps et de distance pour questionner cette “vérité”.
Depuis la crise financière de 2008, rien ne va plus ! Nos “certitudes” volent en éclat, “too big to fail” s’est révélé une formule magique sans plus d’efficacité qu’abracadabra, l’euro ne veut décidemment pas se comporter comme une monnaie “civilisée”, donc prévisible, et les peuples, du “printemps arabe” aux “indignés” d’Espagne ou de Grèce, se complaisent à inventer des facéties qui déjouent les pronostics ! Heureusement, il reste le réchauffement de la planète pour nous donner quelques certitudes … et encore, certains disent que l’absence d’activité solaire est le prélude d’un grand refroidissement !
L’incertitude, une caractéristique de la condition humaine et non d’une époque particulière
Déplorer les incertitudes de notre époque revient implicitement à affirmer que “les autres époques” étaient pleines de certitudes. L’histoire pourtant semble nous enseigner le contraire. De la lecture des auspices chère aux Romains aux grandes peurs millénaristes du Moyen Age, des interrogations d’un Galilée au principe d’incertitude d’Heisenberg en passant par le doute pascalien, les indices abondent qui tendent à montrer qu’à travers les époques, c’est plutôt les questions et les incertitudes qui ont dominé la pensée, et probablement la vie quotidienne des humains.
La “période de certitudes” qui a précédé la crise de 2008, si tant est qu’elle ait existé ailleurs que dans nos phantasmes rétrospectifs, est une parenthèse à la fois dans le temps et dans l’espace : dans le temps, on peut la borner à la période de la Guerre Froide, où finalement tout était simple : les “bons” et les “méchants” étaient connus (même si les “certitudes” à ce sujet pouvaient être diamétralement opposées d’une personne à l’autre), et, devant l’incertitude majeure que faisait peser la menace d’apocalypse nucléaire, le reste paraissait clair ! Quant à l’espace, il semble bien que ces “certitudes” n’aient concerné que les pays dits “occidentaux”. Point d’étonnement alors que ce soit aussi dans ces pays que l’inquiétude soit aujourd’hui la plus marquée, en particulier devant le “challenge” que représente pour leur domination — au moins économique — du monde le développement de nouvelles puissances en Asie ou en Amérique Latine.
En manque de certitudes … ou de croyances partagées ?
Mais ce qui nous manque aujourd’hui, sont-ce vraiment des certitudes ? Quand nous échangeons avec nos clients chefs d’entreprises, nous entendons souvent “je manque d’informations pour prévoir”. Et il y a là un vrai paradoxe. Nous n’avons jamais eu autant d’informations à notre disposition … ni autant de mal à les utiliser de façon pertinente. L’opacité du “rideau de fer” ou de la Chine de Mao représentait probablement pour les entrepreneurs de la seconde moitié du XXème siècle un mur de l’information aussi efficace que les océans au XVIIème siècle, et pourtant ni l’un ni l’autre n’empêchaient de décider et d’entreprendre. Aujourd’hui, la transparence a tellement progressé que chacun peut quotidiennement lire la presse chinoise ou russe — peut-être n’est-elle pas aussi “libre” que notre presse, mais elle est au moins aussi “informative” — et pourtant la décision, en matière économique ou entrepreneuriale est devenue, semble-t-il, un exercice de haute voltige.
On peut alors légitimement se questionner sur la nature du véritable ingrédient manquant : l’information, ou une grille commune de valeurs et de croyances partagées qui permettrait de l’interpréter ?
Redonner du sens en le questionnant
Et nous retrouvons nos haruspices romains ! Le vol d’un corbeau ou l’autopsie d’un poulet n’était probablement pas à l’époque plus porteur de prédiction avérée qu’ils ne le sont aujourd’hui, mais ils faisaient sens, parce que la religion (étymologiquement, “ce qui relie”) leur donnait une valeur partagée par tous. Et les décisions prises en s’appuyant sur ces augures par un Jules César ou un Octave ne semblent pas, avec du recul, plus mauvaises que celles prises par un Georges Bush en Iraq, ou par un Alan Greenspan à la tête de la Fed (Federal Reserve, la “banque centrale” des USA).
C’est une illusion bien récente que de croire que l’on ne peut décider “qu’en toute connaissance de cause”, ou que l’on peut maîtriser l’avenir, comme nous y invite le principe de précaution ! Les hommes ont, semble-t-il, au cours des siècles, cherché à compenser l’incertitude profonde sur l’avenir, inhérente à la condition humaine, par une recherche de la vérité de la pensée : c’est la mission des philosophes (amis du savoir, de la sagesse), de Confucius aux philosophes plus récents, en passant par les “classiques” grecs. Et c’est cette recherche de la vérité qui a éclairé l’action et la décision des “entrepreneurs” des siècles passés — politiques, économiques, guerriers — plus que l’illusion d’une “omniscience” ou d’une “toute puissance à se protéger de l’avenir”.
Rien d’étonnant alors peut-être à ce que, quand nous avons proposé à l’Institut de Locarn d’organiser et d’animer, les 8 et 9 juillet prochains, son premier “collège de philosophie”, l’offre ait tout de suite rencontré son public ! Sur deux jours, quatre thèmes sont soumis à l’échange et à la réflexion de chefs d’entreprises :
L'histoire longue, clé de lecture du futur ?
Progrès et … progrès ? La révolution technologique du XXIe siècle pour qui, pour quoi ?
Prendre le risque de la confiance ou entretenir le contrat de défiance ?
Repenser notre concept de responsabilité
Chaque thème sera introduit par un philosophe spécialiste du sujet, puis fera l’objet d’un temps de travail en sous-groupes avant un temps de synthèse, puis un “pont vers l’action”. Un programme studieux donc, et qui pourtant a recueilli moins de dix jours après son annonce plus d’une trentaine d’inscrits.
Car c’est probablement en prenant le temps de se poser la question du sens de notre action que nous lui redonnerons de la valeur, et peut-être participerons ainsi à (re)découvrir des valeurs partagées qui, si elles ne créent pas de certitudes, aident au moins à vivre et à agir efficacement dans l’incertitude.
“La perfection des moyens et la confusion des objectifs semblent - selon moi - être caractéristiques de notre époque … Les anciens connaissaient quelque chose que nous semblons avoir oublié. […]”, nous disait Albert Einstein. Gageons que le détour par la philosophie est une voie efficace pour remettre les choses à l’endroit, et que ce “premier” collège de philosophie ne sera pas le dernier !