Management : les ravages de la bien-pensance
Le même jour paraissait dans la rubrique Management du Journal du Net deux articles aux titres accrocheurs : « Les cadres sont-ils trop gentils ? » et « Et si vous optiez pour l’optimisme ? » Que l’on me permette un petit billet d’humeur — une fois n’est pas coutume — à propos de ces deux articles, qui ont en commun de flatter notre propension à chercher le bien partout.
Oui, vous avez bien lu, il n’y a pas d’erreur. “Chercher le bien partout” est devenu un must en matière de bien-pensance. Il y a quelques décennies, un certain Jean Yanne en avait perçu les prémisses et avait produit un pamphlet cinématographique décapant intitulé Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Je ne peux m’empêcher de ré-entendre cette formule à la lecture de ces deux articles, et de bien d’autres qui continuent à alimenter trop souvent la littérature managériale.
La gentillesse n’est ni une vertu, ni un vice du management
Elle est simplement hors champ. Et pourtant. Il est devenu coutumier de parler de “manager-coach”, d’empathie avec ses équipiers, d’écoute. Tout cela est bel et bon. Mais largement insuffisant pour manager. Les cadres, nous dit l’article du JDN, seraient pris dans un faisceau de contraintes allant, pêle-mêle, de la tradition centralisatrice française à la dictature de la finance en passant par les exigences de la génération Y. La réponse à ces contraintes serait de manager avec empathie, véritable écoute, sens du partage et générosité. Et les seuls qui se plaindraient de l’excès de gentillesse des cadres seraient leur propre management, qu’il faudrait donc éduquer, et non leurs collaborateurs. Eh bien, tout ceci est faux.
Les cadres ont un rôle de direction, pas d’assistants sociaux
Et, en matière de “direction”, la gentillesse n’est pas d’une grande aide. La très grande majorité des entreprises entre aujourd’hui, de par le contexte économique particulièrement incertain, dans une période de gros temps. Aux prises avec une concurrence rendue plus dure par le ralentissement de l’économie, avec des coûts de transports, d’énergie ou de matière première qui ont plutôt tendance à augmenter, avec des revendications exutoires de l’inquiétude, les chefs d’entreprises et leurs cadres doivent avant tout tenir ferme la barre et rassurer leurs équipages. Qui donc, sur un navire pris dans la tempête, confierait son avenir à un commandant “gentil” ? Non, c’est l’autorité — à condition qu’elle soit réelle et juste — et la compétence qui pourront rassurer. N’en déplaise aux spécialistes de l’innovation en matière de quotients — du QI au quotient émotionnel ou au quotient relationnel —, ce qui peut aider les cadres à jouer le rôle que toute l’entreprise attend d’eux, ce n’est pas une réflexion sur la gentillesse, mais des repères réels, concrets, pragmatiques sur les attributs de leur autorité et des outils pratiques pour l’exercer de manière juste et efficace. Il s’agit de retrouver du bon sens : “un chef, c’est fait pour cheffer”, me disait un jour un jeune embauché — génération Y — en m’expliquant ce qu’il attendait de sa hiérarchie. Alors, aidons-les à assumer leur rôle d’autorité plutôt que de continuer à distiller des idées délétères.
L’optimisme, ressource ou poison ?
Dans le même ordre d’idées, l’auteur du deuxième article évoqué plus haut semble prétendre que la multitude de problèmes que nous voyons apparaître aujourd’hui dans nos entreprises et plus généralement dans nos sociétés ne serait finalement due qu’à … des esprits mal-tournés de “fauteurs de problèmes”. Et de commencer par le fameux aphorisme “il n’existe pas de problèmes, il n’existe que des solutions”. Belle façon de renvoyer aux oubliettes ceux qui pointent du doigt les véritables difficultés et de culpabiliser ceux qui ont la faiblesse de les écouter !
Car enfin, à qui fera-t-on croire que la complexité accrue de notre monde ouvert, que la fin avérée d’un modèle de croissance facile grâce au crédit ou que l’exacerbation des tensions culturelles, pour ne citer que les plus manifestes des caractéristiques de nos temps troublés, ne posent pas de VRAIS problèmes pour lesquels l’optimisme n’est pas d’actualité. Voir dans l’optimisme une ressource pour traiter les problèmes est au mieux hors sujet, au pire une incitation coupable à l’aveuglement.
Ni optimisme, ni pessimisme, mais lucidité et espoir
Là encore, la bien-pensance, qui veut qu’un esprit tourné vers les solutions et résolument optimiste soit plus efficace qu’un esprit noir, est une source à la fois de catastrophes potentielles et de stress inutile pour les managers qui veulent bien faire leur travail. “Gardez le sourire !” est une injonction terrible dans notre monde d’aujourd’hui. Oui, la situation économique aujourd’hui est très dangereuse pour nos entreprises. Oui, les problèmes qui nous assaillent sont nombreux, graves et potentiellement mortels. Et ce n’est pas une raison pour perdre espoir ! Car à l’ode à l’optimisme qui semble devenir le refuge de bien des consultants, je préfère de loin le paradoxe de Stockdale : « Vous ne devez jamais confondre votre foi en un dénouement heureux (que vous ne pouvez jamais vous permettre de perdre) et la discipline que vous vous imposez d'affronter les aspects les plus durs de votre réalité présente, quels qu'ils soient ». Jim Stockdale s’est forgé sa conviction dans les conditions extrêmement dures qu’il a vécues comme prisonnier de guerre au Vietnam. Il souligne comment, dans ces conditions, les optimistes qui cherchaient à rassurer leurs camarades à tout prix faisaient bien plus de mal que de bien. Nous reviendrons prochainement sur les mises en œuvre possibles du principe de Stockdale dans le management.
Attention aux idées reçues
Hannah Arendt disait : « Heureusement que nous avons des préjugés, parce qu’autrement, il nous faudrait refaire à chaque décision la totalité du raisonnement pour produire un jugement ». Si je partage avec Hannah Arendt la conviction que, pris dans ce sens, les préjugés nous sont utiles, je suis également convaincu qu’elle aurait pu ajouter, en regardant notre société d’aujourd’hui, que les idées reçues, à l’inverse, obscurcissent notre jugement ! Car, les préjugés sont construits patiemment par des générations successives, alors que les idées reçues partagent avec la mode la double caractéristique d’être éphémères et imposées par une élite auto-proclamée.
Alors, puisque nous entrons dans une zone de tempête qui n’est pas près de s’arrêter, n’ayons pas peur de chercher dans les générations passées les fondamentaux, les “préjugés” qui ont permis de faire face aux tempêtes du passé. Et on n’y trouvera ni la gentillesse généralisée, ni l’optimisme béat !