Ralentis ! Tu iras plus vite…
15h30. Pour la dixième fois au moins de la journée, j’entends le clac-clac des talons de mon associée qui dévale l’escalier — son bureau est un étage au-dessus du mien. Elle se précipite dans mon antre et me lance un “j’en ai marre, j’ai perdu la fiche info de notre prospect XX !”. Et je lui réponds, sans même avoir conscience du paradoxe : “Ralentis un peu, tu iras plus vite.”
Qui dans l’entreprise n’a jamais vécu ces journées de stress où l’on a l’impression que tout se ligue contre nous pour nous faire perdre du temps : documents qui s’égarent, interlocuteurs importants qui s’obstinent à rester injoignables, erreurs répétées à corriger impérativement… Et si nous étions, en dernier ressort, les seuls responsables de ces coups du sort ?
“Le temps n’épargne pas ce qu’on a fait sans lui”
Cette phrase du critique musical François Fayolle, auteur d’un recueil en 16 volumes ( !) intitulé les Quatre saisons du Parnasse, s’applique probablement, dans son esprit, à la création artistique. Mais on peut aisément l’appliquer à d’autres domaines. Le travail bien fait demande un peu de temps, en management comme en art. Combien d’erreurs engendrées par des objectifs mal définis ou des consignes passées trop vite ? Combien de retours en arrière engendrés par des décisions trop hâtives ?
Certes, toutes nos actions ou nos décisions n’ont pas vocation à s’inscrire dans la durée, et on peut parfois se contenter d’approximations rapides. Encore faut-il prendre le temps de vérifier que, dans un contexte donné, on peut s’en contenter. J’ai maintes fois au cours de ma carrière de cadre dirigeant, puis au cours de mes activités de coach, entendu des “si j’avais su que cela aurait de telles conséquences, j’aurais pris un peu plus de temps pour mûrir ma décision !” Et j’en ai probablement aussi quelques exemples personnels, même si l’on aime rarement reconnaître ses “mauvaises décisions évitables”. L’histoire du lièvre et de la tortue reste d’actualité dans le management…
Penser posément pour agir vite
D’autant plus, paradoxalement, que nous sommes dans une période de mutations et de crises. J’écris “paradoxalement“, car nous sommes en quelque sorte dans une double contrainte. D’une part, l’accélération des changements, la quasi disparition du long terme dans nos perspectives, tendent à exiger de décider vite et d’agir encore plus vite. D’autre part, la difficulté à percer le brouillard du futur devrait nous pousser à la prudence et à la réflexion. Car manager aujourd’hui est plus difficile qu’il y a vingt ans. Et le bon sens porte à croire qu’il est sain de consacrer plus de temps aux activités difficiles qu’à celles qui vont de soi !
Consacrer plus de temps au management, au pilotage d’une entreprise ou d’un service, ne signifie pas agir lentement, au contraire. Charles Claden, le patron de l’Abeille Bourbon, ce remorqueur célèbre pour ses interventions dans des contextes extrêmement périlleux comme la tentative de sauvetage de l’Erika, explique comment seuls le sang froid et le temps pris pour réfléchir posément avant permettent d’agir efficacement et très vite pendant.
Certes, sur un remorqueur comme l’Abeille Bourbon, on a du temps entre deux interventions. Alors que la vie des entreprises ressemble plus à une tempête quasi permanente. Aussi, cette indispensable réflexion posée ne peut se faire d’une façon continue : un manager n’a pas le temps de prendre quelques jours de retraite monastique pour réfléchir, et les informations pertinentes changent de toute façon tellement vite que vouloir séparer à tout prix le temps de la réflexion de celui de l’action serait un objectif vain. Mais ce n’est pas parce que ces deux temps sont mêlés qu’ils se déroulent au même rythme ! La réflexion peut se découper en morceaux, et se construire petit à petit en se glissant dans les interstices que l’action laisse dans tout emploi du temps !
Trois pistes pour se donner le temps de la réflexion
Vous croyez ne pas avoir de place dans votre agenda pour prendre le temps de réfléchir ? Prenez donc rendez-vous avec vous-même. Et inscrivez-le dans votre planning. Prendre une demi-heure chaque jour (ou presque) pour se retrouver, pour faire le point sur ses priorités, et construire progressivement ses grand choix stratégiques, par petite touche, comme on crée un tableau impressionniste, est à la portée de tout le monde. Qui peut prétendre que sa journée n’est faite que de minutes efficaces ? Vous trouvez le temps d’y insérer des rendez-vous imprévus quand ils sont vraiment essentiels. Eh bien, le rendez-vous avec vous-même en fait partie…
Si malgré tout, vous avez du mal à dégager ce temps vital, il est un exercice qui se révèle en général aussi décapant qu’efficace. Il consiste à comparer, par exemple en fin de semaine, ce à quoi vous avez consacré votre temps avec vos objectifs prioritaires. Ce bilan de retour sur investissement du temps est sans pitié pour les pires des mangeurs de temps : ces activités que vous aimez, mais qui ne servent à rien ! Une fois que vous les avez identifiées, vous pouvez alors arbitrer entre plaisir et efficacité. Quel que soit cet arbitrage, ce qui compte, c’est que vous avez repris la main ! Et à peu de frais, puisqu’il suffit pour vous permettre cet exercice de noter scrupuleusement, tout au long de votre semaine, chaque instant où vous changez d’activité : l’heure, et l’activité que vous entamez. Cela prend quelques secondes…
Reste enfin, pour aider à cette prise de recul salutaire, le rendez-vous avec son coach ! Je prêche pour ma paroisse, certes, mais j’entends si souvent mes clients me dire à quel point prendre deux heures dans le mois pour sortir le nez du guidon leur est utile et salutaire que je ne peux me résoudre à passer sous silence cette dimension. Un coaching n’a pas pour objet central d’offrir un temps de respiration au manager “coaché”, et il est de bon ton de déterminer des objectifs plus “opérationnels”. Mais la respiration n’est-elle pas la condition sine qua non pour la vie, et donc le travail efficace ?
Une ressource commune, la discipline
Quelle que soit l’approche choisie pour améliorer sa relation au temps, pour gagner en efficacité et en capacité à prendre du recul, elle sera exigeante. Peter Drucker écrivait : “Il n’y a rien d’aussi inutile que de faire efficacement ce qui n’aurait simplement jamais dû être fait.” Encore faut-il s’imposer de prendre le temps de discerner “ce qui n’aurait jamais dû être fait”, ou, mieux, en le mettant au futur “ce qui ne devra pas être fait”. Car la dictature de l’urgence est souvent la conséquence d’une boulimie de l’action, comme s’il importait avant tout de faire, et de faire “bien”, même si ça ne sert à rien. Pour sortir de cette boulimie là, il faut beaucoup de discipline.
Winston Churchill, cet autre “penseur du management de crise”, à qui nous consacreront prochainement un article, disait à la Chambre des Communes, vers 1930 : “It's not enough that we do our best; sometimes we have to do what's required.” (“Il ne suffit pas de faire de notre mieux ; parfois, nous devons faire ce qui est nécessaire”).
Prendre le temps de réfléchir pour être réellement efficace dans son management devrait faire partie de ce nécessaire à faire absolument, dans une période comme la nôtre où rien ne va plus de soi. Puisse chaque manager trouver un peu de l’énergie et de la discipline du “vieux lion” pour s’y atteler !