Réussir des changements : la méthode Moïse
« Si vous cherchez un véritable exemple en matière de conduite de changement — me disait un jour Carlo Brumat1 —, regardez Moïse. Il a réussi à faire bouger tout un peuple, à le faire quitter le pays où il vivait, traverser une mer et un désert, frôler la famine, pour le conduire dans une terre où, au départ du moins, il a dû se tailler sa place à coup de poings, et le tout en gardant une unité et une motivation remarquables ! »
Quel chef d’entreprise, quel manager ne rêve-t-il pas, dans nos temps de mutation accélérée, de réussir, au sens figuré bien sûr, un tel exploit ? Pour celles et ceux qui ont besoin de conduire leurs équipes sur les difficiles chemins du changement, voici, en trois étapes, la “méthode Moïse”
Etape 1 : les sept plaies d’Egypte
« [...] un homme craint davantage ce qui pourrait lui arriver que les ennuis qu'il a déjà soufferts. Il se cramponne aux ennuis qu'il a déjà soufferts plutôt que de risquer un changement » fait dire William Faulkner à un de ses héros dans Lumière d’Août.
C’est dire l’importance de la première étape de la méthode Moïse. Avant d’envisager un changement réel, il faut que le présent devienne, au sens propre, insupportable. Certes, dans la Bible, les sept plaies que Dieu envoie sur l’Egypte sont d’abord destinées à Pharaon, pour le convaincre de laisser partir le peuple hébreu. Mais les entreprises ne sont-elles pas souvent pleines de “pharaons”, confortablement installés sur leur fiefs techniques ou commerciaux, qui font tout ce qui est en leur pouvoir pour que rien ne change, et surtout pour que leurs équipes n’aillent pas remettre en cause les habitudes qui ont fait leur succès personnel ? C’est d’abord ces managers qui ont réussi dans “l’ancien monde” qu’il va falloir convaincre de bouger et de laisser bouger. En gardant en permanence présent à l’esprit que si telle ou telle personne occupe aujourd’hui un poste de responsabilité dans l’entreprise, c’est bien, la plupart du temps, parce qu’elle a connu des réussites. Alors, pourquoi voudrait-elle changer de façon de faire ? “On ne change pas une équipe qui gagne, une méthode qui gagne !” Et bien, si, justement. Les périodes de mutation telles que celle que nous vivons aujourd’hui imposent de changer les démarches qui ont fait nos succès d’hier. Non parce qu’elles sont intrinsèquement mauvaises, mais parce qu’elles ne sont plus adaptées au monde nouveau qui émerge. Cela peut être vrai de nos modes de management — quelle entreprise ne s’interroge pas aujourd’hui sur comment manager la “jeune génération”, quelle soit Y ou affublée de tout autre nom ? —, nos approches commerciales — réseaux sociaux et web font de plus en plus partie intégrante du paysage dans lequel s’exerce le métier commercial —, nos business model — qui aurait rêvé il y a quelques années d’un distributeur connaissant le succès économique en vendant avec une marge absolument nulle ? Et pourtant c’est ce que fait aujourd’hui le “web retailer” Alibaba, posant par là même un challenge intéressant à Amazon.
La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a pas vraiment besoin de créer les “sept plaies d’Egypte” aujourd’hui ! Il suffit de regarder le monde avec lucidité. Le challenge pour un dirigeant qui veut mettre en mouvement son entreprise, c’est d’ouvrir les yeux et de faire ouvrir les yeux de ses équipes, sans avoir peur de les désespérer un peu.
Dans votre secteur, dans votre entreprise, c’est quoi, les “sept plaies” qui rendent ou rendront vite la situation actuelle intenable ?
Etape 2 : les fontaines de lait et de miel
S’il suffisait de vivre un présent insupportable pour se mettre en mouvement, cela se saurait et il y aurait moins de désespérance dans ce monde. Aussi Moïse a-t-il su faire miroiter un futur brillant au peuple hébreu qui traversait le désert. Les “fontaines de lait et de miel“ de la terre promise constituaient un moteur puissant. Les “sept plaies” poussent, les “fontaines de lait et de miel” tirent, et il faut bien ces deux forces complémentaires pour entraîner un vrai changement, pour vaincre l’attachement aux ennuis actuels dont parle Faulkner.
Mais, dans une période où la visibilité sur le futur est si faible, où trouver ce puissant attracteur ? Dans vos envies et vos rêves, bien sûr ! On ne demande pas aux “fontaines …” d’être réelles — d’ailleurs, la Bible ne raconte-t-elle pas que, tout compte fait, la réalité de la Terre promise fut bien plus prosaïque, sans pour cela que Moïse ne perde son crédit ? On leur demande d’être crédibles et mobilisatrices. “La bonne prédiction — disait un de mes amis patron d’un grand groupe agroalimentaire — n’est pas celle qui se révèle vraie, mais celle qui conduit à l’action”.
Tout le monde s’accorde à dire qu’un dirigeant doit être visionnaire, surtout en période de doutes. Mais le mot visionnaire est ambigu : il désigne tout à la fois celui qui est capable de deviner le futur et celui qui est capable de faire partager sa “vision” du futur. C’est bien évidemment à cette deuxième catégorie que doivent appartenir les “Moïse” de l’entreprise. Car faire partager une vision du futur mobilisatrice, c’est le premier pas pour la faire advenir. Jim Collins ne dit pas autre chose dans Bâties pour durer quand il cite la capacité des dirigeants des entreprises les plus durablement réussies à mobiliser autour de grands objectifs audacieux (les “Big Hairy Audacious Goals”).
J’entends déjà les dirigeants pragmatiques objecter que les équipes ont besoin d’objectifs concrets, atteignables, chiffrés pour avancer, et non de “rêves fumeux”. Mais nous ne parlons pas ici de management au quotidien, qui, lui, bien sûr s’appuiera sur des objectifs concrets et “raisonnables” ! Nous parlons de sortir des chemins du quotidien pour conduire l’entreprise vers des territoires encore inexplorés par elle. Croyez-vous que ce soit “la magie des chiffres” ou de petits progrès qui feront prendre le risque de quitter le connu pour l’inconnu ? Et d’ailleurs, les grands défis qu’ont relevés entreprises ou nations au fil du temps n’ont-ils pas toujours semblé, au départ, des “rêves fumeux” ? Cela n’a pas empêché l’Amérique de Kennedy et de ses successeurs d’envoyer réellement des hommes sur la Lune, ni Google de devenir le géant que l’on connait, même si “tout le savoir du monde” ne lui est pas encore totalement accessible.
Alors, quelle est la conquête de la lune de votre entreprise ? Et qu’est-ce que vos équipes ont à y gagner ? Quelles “fontaines de lait et de miel” recèle-t-elle ?
Etape 3 : les tables de la Loi
Dans un changement profond et forcément exigeant, il arrivera toujours en chemin que le découragement menace. Les chemins de traverse peuvent sembler plus séduisants, et le mouvement lui-même est générateur de remise en cause et peut donc favoriser, d’une certaine façon, les “égarements”, du moins tant que le nouvel état stable n’est pas atteint. Mais on ne peut pas refaire le coup des “sept plaies” sur toutes les fausses issues qui pourraient survenir.
Reste alors à faire appel à “l’autorité”. Mais pas celle du caporal aboyeur, bien sûr. Celle des tables de la Loi, de l’Arche d’Alliance. Celle qui est ancrée au plus profond de votre culture d’entreprise.
Car toute entreprise a ses “tables de la loi”, cet ensemble de valeurs et de croyances qui structurent les modes de pensée et d’échange avec le monde. Ces “tables de la loi” sont d’une autre temporalité que les changements, même très profonds, que nous parlons de conduire. Elles constituent l’invariant qui vous permet de changer complètement le terrain de jeu de votre entreprise sans renoncer à son identité. Ces “tables”, c’est ce qu’évoquait il y a quelques années Alain Bénichou, Président d’IBM France, à travers ces mots : « Nous avons à IBM appris la modestie dans la douleur. Dans les années 90, IBM a failli mourir. Pour survivre, nous avons dû tout changer, sauf nos valeurs. »
Pour pouvoir s’appuyer sur ces tables de la loi, il faut les connaître et les faire connaître avant même d’entamer le chemin, car elles risquent fort de ne pas vous être révélées au détour d’un quelconque Mont Sinaï. C’est là un sujet en soi, sur lequel nous avons plusieurs fois écrit et sur lequel nous reviendrons encore. En tous cas, vous poser quelques questions sur ce qui ne doit pas changer est aussi important qu’identifier vos sept plaies d’Egypte et que dessiner vos fontaines de lait et de miel.
A quoi tenez-vous par dessus tout dans votre entreprise, dans vos façons de faire, dans vos façons d’être ? Quelles valeurs vous semblent-elles suffisamment importantes pour être conservées, même si elle ne sont pas à la mode, pas génératrices de profit ?
Le changement est un thème d’actualité. Ce fut même un slogan central de campagne présidentielle. Mais un vrai changement ne saurait être un slogan. C’est difficile, et en nier la difficulté ne fait que renforcer l’immobilisme. Pourtant, il est possible de vaincre l’inertie et les résistances. Et pour nombre de nos entreprises, c’est nécessaire, car la “crise” que nous vivons n’en est pas une : c’est un changement de monde, une mutation, alors qu’une crise n’est qu’un hoquet dans un monde stable.
Conduire des changements réels, profonds et parfois douloureux est le lot qui attend plus d’un dirigeant d’entreprise ou d’un manager. Il est possible d’en faire une aventure exaltante. La “méthode Moïse” peut vous aider à réussir ces grands changements… comme d’autres, plus modestes et moins dramatiques que n’a été l’Exode !
Alors, 2014, l’année du changement piloté et non subi ? Bonne année !