Sept questions à Eric Denécé - Intelligence économique, lucidité et confiance
Pour continuer à éclairer la question de la confiance sous différents aspects reliés à l’entreprise, comme nous nous proposons de le faire tout au long de année, nous avons choisi de donner la parole à Eric Denécé. Fondateur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, qu’il dirige, Eric est un spécialiste reconnu du monde du renseignement sous tous ses aspects, y compris ce que l’on appelle “l’intelligence économique”. Cette “intrusion” du monde de l’espionnage dans le monde économique peut faire peur : car “intelligence » est à prendre ici dans le sens qu’a ce mot dans “intelligence service », le service de renseignement britannique. Mais en même temps, la lucidité nous semble être la base même de la confiance réelle.
Le début de l’année 2011 a vu éclater “l’affaire Renault” et ouvert ainsi au grand public le terme “intelligence économique”. Peux-tu nous dire en quelques phrases ce que recoupe ce terme ?
L’affaire Renault n’est pas une affaire d’intelligence économique mais un dossier d’espionnage industriel, c’est-à-dire d’acquisition de données protégées par des voies illégales. L’intelligence économique, popularisée dans notre pays depuis 1994 est l’ensemble des méthodes légales de surveillance de l’environnement concurrentiel pour saisir des opportunités commerciales ou se prémunir des risques de décrochage. C’est une différence de taille : on peut être très agressif sans transgresser le code pénal et risquer une condamnation judiciaire.
Renault est un “champion national”. Les PME courent-elles, elles aussi, des risques ? Lesquels ?
Tous les acteurs économiques, y compris ceux de l’économie sociale, sont concernés. Evidemment, plus l’activité d’une entreprise est profitable, plus elle est soumise à une compétition féroce. Dans cette perspective, tous les secteurs de haute technologie sont les plus soumis à l’agressivité concurrentielle. Par ailleurs, c’est sur les marchés internationaux que la lutte est la plus vive. Or, 80% de nos PME n’exportent pas hors de l’Union européenne. Elles sont donc pour l’instant moins touchées que les grands groupes.
Quels sont les moyens les plus fréquemment utilisés pour “détourner“ de l’information stratégique d’une entreprise ?
Il existe une bonne trentaine de techniques recensées d’intelligence économique offensive, qui ne sont pas illégales. Elles tirent parti des insuffisances du droit, des lacunes de sécurité des acteurs, de la naïveté des individus ou des effets pervers des médias. En la matière, la créativité et l’imagination des concurrents agresseurs n’a pas de limite, surtout qu’elles bénéficient de l’expérience d’individus ayant longtemps opéré dans les services de renseignement.
Les PME High-Tech ont souvent besoin de valoriser leurs savoir-faire, par exemple en publiant des articles. Elles doivent aussi protéger leur patrimoine intellectuel. Comment gérer ce paradoxe ?
Les dépôts de brevets sont nécessaires et importants. Mais ils sont souvent complexes à réaliser et coûteux. Il convient de prendre garde à ne pas faire du brevet une ligne Maginot intellectuelle de l’innovation. Le risque de copie existe et est très fort. Mais pendant que les concurrents reproduisent, ils n’innovent pas. Pour cette raison, certaines entreprises ne déposent pas de brevet, prennent le risque d’être imitées, mais concentrent l’essentiel de leurs efforts et de leurs moyens sur l’innovation. C’est une stratégie osée, mais souvent payante.
Au-delà du pillage de l’information technique ou commerciale, l’Intelligence Economique recouvre aussi d’autres risques : déstabilisation, désinformation, argent de provenance douteuse, etc. A ton avis, quels sont les trois risques majeurs auxquels doit veiller un chef de PME ?
En complément des risques concurrentiels, les acteurs économiques sont aujourd’hui confrontés à trois types de menaces.
- Les risques internationaux, qui résultent de l'accroissement de l’insécurité internationale et de la multiplication des zones à risque. Les phénomènes qui en découlent (instabilité politique, terrorisme, guérillas, enlèvements d’expatriés, piraterie maritime, etc.) perturbent considérablement les actions d’exportation, d’implantation à l’étranger ou d’internationalisation des activités.
- Les risques criminels qui illustrent l’irruption d'organisations et d’activités criminelles dans l’économie légale (contrefaçon, mafias, extorsion, blanchiment, fraude, corruption, cybercriminalité, criminalité économique, etc.). Des actions de prédations se multiplient à l’encontre des entreprises et ces pratiques criminelles insidieuses sont la source de nouveaux risques pénaux pour les dirigeants.
- Les risques sociétaux (de nature sectaire ou contestataire) relèvent d’une même volonté de remettre en cause la société libérale et de déstabiliser les entreprises ; au nom d’une croyance que les uns cherchent à imposer (islam radical, scientologie, autres sectes, etc.) ; ou d’une éthique, que les autres défendent avec une très grande violence (mouvements anti capitalistes, antimarques, antipub, animalistes, etc.). Au-delà de la classique contestation sociale, ces phénomènes impactent de plus en plus durement l’activité des entreprises.
Le renseignement a toujours deux faces : recueillir de l’information et protéger ses propres informations. D’après ton expérience, quelles pistes doit suivre un chef de PME pour améliorer sa façon de recueillir de l’information, tout en restant bien sûr dans la légalité ?
La première étape, la plus essentielle, est la sensibilisation des femmes et des hommes de l’entreprise aux pratiques concurrentielles agressives. Car elle seule permet de déclencher la vigilance de tous. Une sécurité ne reposant que sur des spécialistes et/ou des outils est par essence limitée. Il est indispensable d’associer tous les acteurs de l’entreprise dans la détection des risques qui peuvent la menacer. Si un collectif est incapable de décrypter l’environnement dans lequel il évolue, il ne verra pas les « coups » venir.
La confiance est un levier majeur de réussite des entreprises : confiance des salariés entre eux, dans leur management, confiance entre partenaires, confiance entre clients et fournisseurs … N’y a–t-il pas un risque, en soulignant les pratiques parfois malveillantes de quelques-uns, de faire de nous des “paranos” et d’amplifier ainsi la crise de défiance dont semble souffrir la société française ?
Evidemment, il faut se garder de toute paranoïa. Mais nier la dérive « guerrière » de la compétition commerciale est une grave erreur. Les pratiques agressives se développent constamment. Rejeter cette réalité sous prétexte qu’elle déplaît est une attitude irresponsable qui conduit tôt ou tard à la ruine de l’entreprise. Au contraire, cette compétition débridée et critiquable peut être une excellente occasion de remobiliser les femmes et les hommes de l’entreprise autour d’un objectif commun : la défense de l’emploi.
Merci, Eric, pour la clarté et la concision de tes réponses, sur un sujet complexe et grave …
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Note : L’intelligence économique est un volet important à prendre en compte dans une réflexion stratégique. Jacques Arnol-Stéphan a été formé et référencé dans le cadre de l’action “Intelligence Economique PME Bretagne”. Il aide régulièrement des directions d'entreprises de différentes tailles à mieux prendre en compte cette dimension dans leur stratégie et leur management.